Chapitre 2
Le premier rituel du matin dit tout de la vie d'une personne, le
mien était de fuguer. Le réveil m'arriva tôt, Thomas ronflait, il ne me verrait
pas partir, comme les autres. J'emportais mes livres, car je n'étais pas sûr de
revenir. La porte d'entrée se fermait par un simple loquet, accessible que de
l'intérieur, mon évasion n'aurait donc rien de spectaculaire.
Le temps était encore à la neige, il y avait une chose que je
n'aimais pas dans les sols de neige, c'est qu'ils imprimaient notre parcours
comme une cartographie pour revenir à notre point de départ. Une chose
m'amusait pourtant, c'était les traces étranges que ma jambe raidie laissait
dans cette blancheur, comme des tirés à côté de points. La neige ne tarderait
pas à retomber et à recouvrir mes pas, comme un effacement de soi.
Je déambulais, points et tirés, jusqu'à un banc, face à un mur.
Assis là, j'observais longuement chacune des briques qui me faisaient face.
Perdu entre les joints friables, je ne l'avais pas vu arriver, ni comment elle
l'était. Elle marchait sur le toit du mur, une fine robe blanche et la peau
bleuie par le froid, souriante, inattendue.
_ J'aime le vent.
Sa voix était fine, délicate, fragile mais emplie d'une conviction
imperturbable.
_ Le vent c'est la terre qui tourne, quand je sens le vent sur mon
visage, c'est comme si je sortais la tête de la terre.
Elle s'assit dos à moi, jambes dans l'autre vide, de l'autre côté,
dans cet espace rendu inconnu par le mur.
_ Monte.
Je regardais à droite, à gauche, puis je revins sur elle, rien
pour me permettre de monter. J'avançais, jusqu’au moment où le mur se trouva à
quelques centimètres de mon visage.
_ Grimpe.
Les briques offraient peu de prises et avec ma jambes je glissais
à plusieurs reprises. Cela la faisait rire, et j'aimais cela. Je ne me
décourageais pas, elle ne s'impatientait pas. Je ne sais pas combien de temps
il me fallut pour y arriver, une demi-heure, une heure...
Assis à côté d'elle, j'observais ce que me dissimulait jusque là
le mur, un cimetière avec son lot de tombes, de fleurs posées dessus et de
personnes déambulantes têtes baissées, comme pour occulter les autres tombes
qui ne les concernaient pas.
_ Où va-t-on après la mort ?
Je ne savais pas quoi lui répondre, je ne m'étais jamais posé la
question, et je ne voyais pas vraiment l'intérêt de le faire.
_ Tu ne sais pas ?
Je fis non de la tête
_ Tu sais quoi toi alors ?
_ Rien, et cette réponse me plut et me plongea dans un
contentement tangible. Les tombes me parurent plus joyeuses, les fleurs encore
plus fleuries, et les promeneurs de cimetière heureux d'être là. Elle se
contenta de cette réponse et resta silencieuse un long moment avant de rompre
ce silence si caractéristique des cimetières.
_ Les portes du ciel se sont ouvertes pour
moi, les portes de la terre se sont ouvertes pour moi, les verrous de Geb se
sont ouverts pour moi, la voûte céleste s'est ouverte pour moi. J'ai à nouveau
l'usage de mon coeur, l'usage de mon muscle cardiaque, l'usage de mes bras,
l'usage de mes jambes, l'usage de ma bouche, l'usage de mes membres, je peux
disposer des offrandes funéraires, disposer de l'eau, de la brise, du flot, du
fleuve. Je me soulève sur mon côté gauche et je me mets sur mon côté droit; je
me soulève sur mon côté droit et je me mets sur mon côté gauche; Je m'assieds,
je me mets debout, je secoue ma poussière. Ma langue et ma bouche sont des
guides habiles. Celui qui connaît ce livre, il peut sortir au jour et se
promener sur terre parmi les vivants, et il ne peut pas périr, jamais. Cela
s'est révélé efficace des millions de fois.
Je la regardais perplexes, mais
incroyablement impressionné par sa façon de parler. Je me sentais idiot, sans
savoir quoi dire, mais ce monologue ne semblait pas la déranger et elle
poursuivit.
_ Les Égyptiens étaient persuadés qu'après
la mort, leurs défunts voyageaient jusqu'au monde des heureux, et ils leurs
laissaient dans leur tombeau une carte détaillée, leur donnant le chemin à
suivre à travers les lacs, les montages, les déserts, les formules magiques
pour passer les portes gardées par des armées. De leur vivant ils apprenaient
le livre des morts, dont je viens de te citer un passage.
Elle me sourit et s'empressa de parler,
comme pour me dire quelque chose qu'elle n'aurait plus le courage de dire plus
tard.
_ Alors que ma mère se mourait, je lui ai
dit « Ne meurs pas sans me dire où tu vas ». Elle ne me l'a jamais dit. Mais
moi je veux savoir, tu comprends ? Tu vas m'aider ?
_ Oui, répondis-je sans savoir pourquoi.
_ Comment t'appelles-tu ?
_ Joseph, mais appelle moi comme tu veux,
je n'aime pas ce prénom.
_ Tant mieux, car je ne l'aime pas non
plus, je t'en trouverais un autre.
_ Et toi ?
_ Adèle.
Elle se leva et fit une ronde, qui fît
voler sa petite robe, découvrant ses sous-vêtements. Elle me fît un sourire
malicieux avant de se laisser glisser le long du mur et de partir en courant.
_ A bientôt
_ Quand ?
_ Tu le verras bien.
Elle disparut à l'angle de la rue.
*
Je restais assis sur le bord du mur à
observer les promeneurs de cimetière. Cette rencontre avec Adèle m'avait
intimement ébranlé, et je ne savais pas encore pourquoi. La neige ne consentait
pas à tomber, le ciel en était lourd et menaçant. Le journée s'était consumée
sans me prévenir et la nuit imposait son long manteau ténébreux. Après m'être
laissé glisser, non sans écorchures, le long du mur, mes pas me conduisirent
vers le pensionnat. Le corps s'exprime et dirige quand l'esprit est préoccupé.
La faim et le froid entraînèrent mon corps vers la lourde porte de bois, ma
main frappa sans que je ne le décide, la trappe s'ouvrit. On me conduisit de
nouveau auprès du père Jean. Il m'accueillit de son sourire symétrique.
_ Je suis heureux que vous soyez revenu
Joseph, asseyez-vous, dit-il en prenant place derrière son bureau.
Je restais debout conscient de créer ainsi
une asymétrie entre lui et moi.
_ Thomas m'a informé pour les fourmis dans
votre lit, je comprend votre colère et votre départ matinal. Les responsables
de cette mauvaise plaisanterie seront...
_ Où va-t-on lorsque nous mourons ?
S'il fût surpris par ma question il n'en
montra rien.
_ Je peux te répondre qu'avec mes
convictions, qui sont nourries par la foi qui m'anime. Mais ma vérité est
mienne, je ne peux parler au nom de tous. Ce qui est indubitable c'est que nul
ne peut répondre à cette question avec la véracité d'une certitude démontrable
et incontestable. Je crois, car en ce domaine il s'agit bien de croire et
d'avoir foi, en l'immortalité de notre âme. Je crois que la mort n'est pas une
finitude mais un commencement, la véritable naissance de notre être spirituel.
Je crois en un lieu où les âmes se retrouvent et deviennent dès lors des
esprits angéliques, lavés de tout pêché humain. Dans un état de conscience
infinie qui fait d'eux un tout et ce tout forme ce que je pense être le
paradis. Soit juste avec les autres, dans chaque chose que tu fais et avec toi
même et à l'heure venue tu connaîtras cette béatitude.
_ Et si je ne suis pas juste ?
_ Pourquoi ne le serais-tu pas
Joseph ?
_ Pourquoi le serais-je ?
Il ne me donna aucune raison de l'être,
j'en avais pour ma part des dizaines à lui soumettre de ne pas l'être. J'aurais
aimé qu'il me donna ne serait-ce qu'une seule raison, mais il resta dans son
silence et moi dans le mien. Il me souriait, comme si ma question n’appelait
pas de réponse. Avait-on été juste avec moi ? Je fis ce qui me parut juste
de faire, je détruisis la symétrie de son bureau et sortis.
C'est encore animé par cette colère que je
regagnais la chambre de Thomas. Qu'allais-je pouvoir dire à Adèle ? Je me
sentais incapable de lui retranscrire les propos du père Jean. Ma rage
m'emportait, à une question simple une réponse simple, cela n'avait rien de
compliqué. Thomas était là, je le plaquais contre le mur et lui criais :
_ Où va-t-on quand nous mourons ?
_ Tu es vraiment bizarre toi, où veux-tu
qu'on te mettes quand tu claques, si ce n'est dans la fosse commune ? Vu
d'où on vient c'est la fosse des pauvres qui nous attend.
Sa réponse me poussa à rire, il n'avait
rien compris à ma question, et le voir ainsi encore plus dérouté que moi me
soulageait et la sincère naïveté de sa réponse m'amena à le respecter. Je le
lâchais.
Je le compris par la suite, Thomas était
souvent surprenant, et derrière ce gosse un peu gras, souriant et gentil comme
un innocent, il y avait quelqu'un de complexe et sombre. Et bien plus fatigué
que ne laissait croire son énergie débordante telle un papillon qui aurait trop
tourné autour de la lumière mais qui poursuit malgré tout. Il compléta sa
réponse ainsi :
_ Tu payes ta dette à Dieu... Lorsque tu
meurs tu lui payes ta dette. A partir de l'instant où tu nais tu acceptes de
fait cette dette et elle est indubitable,il reprit son sourire innocent. Et toi
ta dette est lourde, j'crois bien que c'est l'enfer qui t'attends, aller viens
manger, quand tu seras dans les flammes de l'enfer tout y sera trop cuit.
Il sortit en riant.
Je le rattrapai, comme je le pouvais.
_ Elle a quoi ta jambe ?
_ Elle m'empêche d'oublier.
_ Tout le monde oublie, un jour ou
l'autre.
Nous marchions en silence lorsqu'un garçon
nous dépassa, sans le moindre bruit. Quelque chose m'intriguait dans sa
démarche, mesuré, calculé, chacun de ses gestes semblaient réfléchis et
maîtrisés à la perfection.
_ C'est Pierre, mais ils l’appellent tous
Pierrot le fou.
_ Il l'est ?
_ Une fois j'ai vu sa tante qui venait le
voir, elle m'a expliqué que Pierre était un enfant différent, qu'il était très
sensible et qu'il avait développé une conscience extrême de son corps. Il sent
et visualise son cœur battre, ses poumons se gonflaient, sa vessie se remplir
goutte après goutte, ses poils pousser, ses muscles bouger, les aliments se
désagréger dans son estomac et même son cerveau. Il paraît que c'est ce qu'il y
a de pire pour lui que de sentir son cerveau...
_ … Il sent sa merde lui poussait au cul,
pas vrai Pierrot ?
C'est un garçon plus âgé que nous qui
venait de parler, il nous suivait et s'apprêtait à nous dépasser en se
délectant de sa plaisanterie. Je tendis le pied, il s'écrasa au sol, ce qui lui
coupa son rire moqueur. Il se releva et se jeta sur moi. La rixe ne dura pas,
d'évidence il n'y connaissait rien, et lorsque je lui retournais les doigts sur
le dos de la main dans un craquement de bois trop vert il hurla et abandonna. A
cet instant ma réputation de violent était scellée, je ne devais plus jamais
avoir de fourmis ou autres insectes dans mon lit, un regret.
Le repas se résuma à du pain et une soupe
avec des légumes entiers flottant dedans. Je regagnais rapidement la chambre de
Thomas. Une fois seul, je remettais de l'ordre dans ma journée, je pensais à
Adèle, aux paroles du père Jean et à ceux de Thomas et je me demandais si ce
n'était pas Dieu qui m'était en dette depuis ma naissance, et pour finir je
m'endormais dans un vertige en sentant et en visualisant mon cœur battre.
Voyageur de mots
Vivement le chapitre 3 !!
RépondreSupprimerça donne envie de lire la suite !!
RépondreSupprimerLilou
C'est vraiment bien écrit, tu es écrivain. Pas de doute. À suivre...
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