Chapitre 1
_ Je t’avais pourtant prévenu, et plus d’une fois.
La neige ralentissait mes pas, tandis qu'elle, elle me poussait
sans retenue, la colère et l’envie d’en finir d’avec moi décuplait sa force. Il
est vrai qu’elle ne manquait pas d’exercices, surtout à mon encontre. Je
sentais dans chacune de ses poussées son bonheur, son soulagement. Chacune de
ses frappes dans mon dos, était comme le bonheur d’un bûcheron fendant en une
seule hachée une grosse bûche de bois dense.
Ma fine chemise était trempée par la neige, le froid était
plus mordant que ses coups, et anesthésiait mon corps. Je souriais.
_ De la mauvaise graine, aucune bonne pousse ne naît. De la
mauvaise herbe voilà!
On ne devrait pas laisser pousser la mauvaise herbe ça
engraine les bons potagers.
Sa métaphore de paysanne était aussi pauvre que son imagination
en matière de punition. Elle était ma quatrième et dernière famille d’accueil.
Le jour était sur son déclin, et ce ciel bas rempli de neige
rendait le peu de lumière restante blafarde et grisonnante.
Elle voyait son objectif au bout de la rue, cela la réjouissait
et elle me fît part de sa joie en m’infligeant un nouveau coup sur mon épaule
droite. Elle ne grognait plus, fixant son objectif, elle devait préparer ses
mots, même si sa phrase n’en comprendrait pas plus de quatre.
_ Je vous le laisse ! dit-elle, après qu’une petite trappe se
soit ouverte dans une lourde porte, elle tendit un vieux dossier jaune à l’homme.
Ce dossier je l’avais vu passer de main en main. Usé, sali, disloqué, malmené,
mon semblable.
_ Il a le diable dans le corps, dit-elle en me laissant là.
C’était la phrase la plus élaborée qu’elle n’eut jamais dite et sans aucun
doute la plus vraie.
Le diable, on me l’avait fait entrer à coups de bâton, de
trique, avec les pieds, les mains, et des fers ardant. Il devait être dur à
entrer ce diable, et il fallait s’y reprendre en plusieurs fois.
Et quelle partie de ce diable avait-on voulu faire entrer
lorsque l’on me brisa en divers morceaux ma jambe droite ? Il était en moi jusque
dans cette jambe folle que je devais traîner et j’aimais cette infirmité.
Elle me laissa là, devant cette porte qui s’ouvrait. Elle n’eut
pas un mot pour moi, je n’eus pas un regard pour elle, espérant que la neige l’engloutisse
à jamais.
L’homme habillé d’une soutane noire me fit entrer.
_ Qu’avez-vous fait… Joseph, dit-il en ouvrant mon dossier,
pour mettre ainsi cette femme en colère ?
Joseph, cela faisait bien longtemps qu’on ne m’avait pas
nommé ainsi, j’en avais presque oublié qu’il s’agissait de mon véritable
prénom.
_ J’ai égorgé son coq, répondis-je placidement.
Chaque matin elle me réveillait à coups de balai, me criant
que le coq chantait et que tout fainéant que j’étais, je devais me lever. J’ai
tout d’abord brûlé le balai, mais les jours suivants elle utilisa le tison du
feu. Le fer ça ne brûle pas, alors j’ai vu le problème autrement, j’ai égorgé
son coq.
L’homme me conduisit dans une petite pièce, me demandant d’y
attendre le Père Jean. J’ai su tout de suite que je ne pourrais me résoudre à nommer
quelqu’un père et je n’aimais pas le prénom Jean.
Il entra dans la pièce.
_ Suivez-moi Joseph.
Il me fit entrer dans son bureau, aussi sobre que lui. Un
bureau, une chaise pour lui, une chaise pour l’invité. Je ne me considérais pas
comme invité et restais donc debout.
Son bureau était aussi symétrique que son visage, un dessous
de main avec de chaque côté, à égale distance, un pot à crayon, comportant
chacun un crayon de bois de même hauteur, et un porte-plume identique. Et en un
centre parfait une petite bouteille d’encre.
Son visage était lui aussi d’une symétrie parfaite,
dérangeante. J’avais envie d’enfoncer la pointe d’un compas entre ces deux
yeux, sur cette ligne faite d’un pli parfaitement centré et de tracer chaque
point de symétrie sur son visage. Je chassais cette image de mon esprit
pernicieux.
_ Que cachez-vous sous votre chemise Joseph ?
J’ouvrais ma chemise pour en sortir deux livres. Mon seul
bien. Ce qu’il comprit.
_ Ce sont là tout ce que vous possédez ! Il soupira.
Le premier des livres, je l’avais volé dans une librairie
rue Saint Martin lors de l’une de mes fugues. Je n’ai jamais su pourquoi j’avais
volé un livre ni pourquoi celui-là. La semaine d’après, ne sachant pas quoi en
faire, j’étais venu le rendre au libraire. J’attendais une correction digne de
ce nom, et je faisais le dos rond, mais au lieu de cela le libraire m'offrit
mon deuxième, me félicitant presque d’avoir volé le premier. Il me dit que l’amour
du livre ne devait jamais être entravé. C’était la première fois que l’on m’offrait
quelque chose et je ne su jamais lui dire que je ne savais pas lire, ou si peu.
Je lisais comme je marchais en boitant, en butant sur chaque syllabe. Et de cette
infirmité-là, j’en avais honte.
_ Je vais demander à la sœur intendante de vous trouver des
vêtements.
Il regarda les livres dans ma main et me sourit, lui aussi
devait penser que j’avais l’amour des livres. En un sens cela était vrai, j’aimais
ces livres, et quoi qu’ils racontent j’étais riche d’eux et un jour je les
lirais. Il ouvrit un tiroir et me tendit un petit livre.
_ C’est un missel.
Je ne savais pas ce qu’était un missel, et ce livre ne me
plaisait pas beaucoup. J’en avais deux et c’était assez pour moi. Voyant que je
ne le prendrais pas, il déposa son livre au centre de son sous-main sans
l'ombre d'une impatience ou d'une colère sur son visage. Il gardait son sourire
parfaitement symétrique et jovial.
*
Après un repas avalé, rapidement et à l’écart des autres qui
me jaugeaient de leur place respective et après m'être faussement forcé à garder
un air sauvage et agressif, on me conduisit dans une chambre que je devais
partager avec un autre pensionnaire.
Il se présenta avec un grand sourire et quelques dents
manquantes.
_ Je m'appelle Thomas, mais ici ils m'appellent tous gros,
c’était vrai qu'il l'était, et il respirait la bonne santé, et je n'aimais pas
cela. Être en bonne santé cela engourdit les sens de la vie, et toi tu
t'appelles comment ?
_ Joseph.
_ Je peux être ton ami, dit-il en tendant la main, comme si
il n'y avait rien de plus naturel que d'offrir son amitié, d'une poignée de
mains.
La mienne se serrait, la sienne attendait ouverte. Je
tendais mon bras et enfonçais mon poing dans son estomac. Comme souvent ma réaction
me prit de court, mais quelle idée avait-il eu de m'allouer ainsi son amitié.
Je n'avais d'affection pour personne et la réciproque était inéluctable. Il
était plié en deux, et à n'en pas douter il avait le souffle coupé, je
connaissais fidèlement cette sensation des poumons qui n'arrivent plus à happer
l'air, tel un poisson sorti de l'eau. Et si mon coup avait été assez ferme, il
devait avoir envie de vomir.
Il se redressa péniblement.
_ Je ne sais pas pourquoi, mais je vais prendre ceci pour un
oui.
Sa réaction me cintra le corps et l'esprit, j’escomptais une
réaction plus physique, et il finit de me dérouter en m'expliquant que je
ferais mieux de changer les draps de mon lit car d'autres pensionnaires en
signe de bienvenue y avaient mis des araignées, des fourmis et des milles
pattes. Il aurait été certainement juste que je le remercie, mais je n'avais
jamais dit merci sans la contrainte d'un coup de bâton, c'est un mot qui
n'avait donc aucun sens pour moi, et de ce fait je ne voyais pas l’intérêt de
le lui dire, et je n'en connaissais pas d'autres. Il sembla rien attendre de
moi et se coucha. Je roulais mes draps en boule et m'allonger à même le matelas
troué et sale, rien d'inconfortable pour moi. Le sommeil vînt, comme vient
inévitablement la mort, et je ne le repoussais pas.
Lien vers le chapitre 2
Lien vers le chapitre 2
Voyageur de mots
J'adore !!!Je reste sur ma faim, je voudrais la suite ...
RépondreSupprimerUn véritable talent d'écrivain en train de se révéler à nous autres simples lecteurs. Surtout continue!
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